Qu'est-ce que l'effet de possession, dit "effet Ikea" ?
Biais socio-cognitif : les designers ne sont pas les testeurs !
Nouvel article de notre série consacrée aux biais cognitifs ! Pour rappel, le cerveau humain perçoit en permanence des stimuli sensoriels qu’il traite de manière quasi instantanée, consciemment ou inconsciemment. Comme vous pouvez vous l’imaginer, cela fait beaucoup (beaucoup) d’informations. Pour simplifier ce traitement, le cerveau met donc en place des raccourcis. Bien pratiques dans la majorité des cas, ceux-ci économisent de précieuses ressources cognitives. Mais cela amène également à des erreurs de jugement qui sont tout aussi automatiques qu’insidieuses. Ces raccourcis se nomment des heuristiques, et les erreurs de jugement qui en résultent se nomment des biais.
Ces biais peuvent considérablement influencer les résultats des tests utilisateurs.
Aujourd’hui, j’aimerais vous parler d’un biais socio-cognitif dont le nom peut prêter à sourire et qui, à coup sûr, réveillera chez vous des souvenirs plus ou moins agréables de manuels de montage incompréhensibles, de clés allen et de vis B3. Mais d’abord, je vous invite à un petit retour en arrière. Rappelez-vous du dernier meuble en kit que vous avez monté ! Ce bureau, cette table basse ou cette étagère que vous avez fièrement mis sur pied, vis après vis, planche après planche. Quel sentiment avez-vous ressenti une fois le montage terminé ? Ne faites pas l’innocent, je suis sûr que vous voyez très bien ce dont je parle. Je parierai sur un petit peu de fierté associé à une sincère satisfaction : il est vraiment beau ce meuble ! Plus beau encore qu’en magasin, non ? Si ce souvenir résonne en vous comme une situation familière, il est probable que vous ayez expérimenté … l’effet IKEA. Non, non, vous ne rêvez pas : la célèbre marque suédoise, reine du meuble en kit, se paye le luxe d’avoir (dans la langue française du moins) un biais cognitif à son nom !
Origine
Identifié au début des années 2010 par Michael Norton de la Harvard Business School, Daniel Mochon de l'université de Yale et Dan Ariely de l'université de Duke, l’effet IKEA désigne la tendance à surestimer la valeur et l’importance du fruit de notre labeur. À la suite de plusieurs études, ces chercheurs se sont en effet rendus compte que les individus surestimaient généralement la qualité d’un meuble ou d’un objet qu’ils auraient construit eux-mêmes, en comparaison avec un objet similaire pour lequel aucun effort n’aurait été fourni. Entre autres résultats, ils ont observé dans leur étude que les personnes estiment que le meuble monté par leurs soins à une valeur de 90% supérieure à la valeur du même meuble déjà monté…
Comment expliquer cet effet ?
Plusieurs causes possibles ont été identifiées par les experts en sciences sociales :
– « L’effort » produit pour donner vie à l’objet ou au produit lui confère un supplément de valeur : « j’ai donné un peu de mon temps et de mon énergie personnelle ». Cette explication est à rapprocher du principe de rationalisation proposé par Léon Festinger dans les années 1950, selon lequel nous serions amenés à accorder une valeur plus importante à ce pour lequel nous nous sommes donnés du mal, justement pour justifier nos efforts.
– L’implication personnelle fournie dans la construction d’un objet pourrait également déclencher un sentiment de compétence, dont l’objet ou le produit constitue la preuve directe.
– Enfin, le caractère unique du projet ou du produit renforce sa valeur à nos yeux, via l'association que nous faisons entre l’objet et notre personne : « ça me ressemble », « personne d’autre ne possède/fait la même chose ».
L'effet Ikea et la persévérance
L’effet IKEA expliquerait également partiellement pourquoi nous avons parfois tendance persévérer dans des comportements contre-productifs, comme refuser d’abandonner une idée erronée parce que c’est la nôtre, ou bien croire que notre produit est forcément intéressant vu le temps passé à le développer. C’est sur ce dernier point que l’effet IKEA se révèle particulièrement important à prendre en compte lors des tests utilisateurs.
Restreindre les tests à des personnes extérieures et indépendantes
Si la personne qui teste le produit est impliquée de près ou de loin dans la conception du produit, si elle y a consacré du temps pour une raison ou pour une autre, il y a fort à parier que son évaluation du produit soit biaisée. Et ce, même si cette personne fait de son mieux pour être la plus neutre possible (n’oublions pas que les biais socio-cognitifs influencent notre jugement sans même que nous en ayons conscience !). L’idéal pour les tests utilisateurs est donc, vous l’aurez compris, de restreindre le test uniquement à des personnes n’ayant pas été impliquées de près ou de loin dans la conception du produit. Cela inclut les personnes qui ont participé à sa fabrication mais aussi les personnes qui ont eu l’idée du produit (et qui sont, de fait, peut-être encore plus susceptibles d’en surestimer la valeur).
Sources et liens en relation avec l'article
Bohler, S. (2011). L’effet IKEA. Pour la Science, 2011(11).
Festinger, L. (1957). A theory of cognitive dissonance (Vol. 2). Stanford university press.
Norton, M. I., Mochon, D., & Ariely, D. (2012). The IKEA effect: When labor leads to love.